La pandémie en Allemagne – les mesures adoptées et les questions de droit constitutionnel

Globe portant un masque protecteur
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Prof. Dr. Michaela Wittinger est professeur de droit public (en particulier de droit constitutionnel et de droit européen) à l'Université fédérale des sciences appliquées pour l'administration publique de Mannheim. Elle travaille également comme expert en droit constitutionnel, en droit des États et en droit européen pour le compte de l'IRZ e.V. afin de soutenir les réformes juridiques dans les pays en transition. Sa contribution est un résumé de sa conférence donnée lors de l'événement en ligne "L'action de l'État en temps de crise et le principe de proportionnalité - effets sur la vie quotidienne et la justice" le 20 mai 2020.

L’action de l’Etat en cette période de crise sanitaire du Covid-19 soulève diverses questions de droit constitutionnel : Est-il admissible que le pouvoir exécutif – les ministères fédéraux et les gouvernements ou ministères des Länder – soit autorisé à porter largement atteinte aux droits fondamentaux par voie de règlements édictés pour lutter contre la pandémie Covid-19 et les mesures qui en résultent ?

Existe-t-il un droit fondamental à la vie et un droit fondamental à la santé au sens de « super droits fondamentaux » ? A quelles exigences doit répondre l’action de l’Etat en vertu du principe de proportionnalité ? Le présent rapport tentera d’éclairer ces questions. Les réponses se trouvent notamment dans la jurisprudence administrative et constitutionnelle actuelle dont nous présenterons une analyse synoptique.1

I. Situation initiale: présentation succincte

A partir de fin février 2020 le nombre d’infections recensées en Allemagne est en hausse. Une cellule de crise est alors mise en place au niveau fédéral. Elle constate progressivement un manque de lits en soins intensifs, de respirateurs, d’équipements de protection et de masques.2 L’Institut Robert Koch, l’autorité nationale responsable de la lutte contre la propagation d’infections, devient le principal conseiller du gouvernement fédéral. L’Institut est en outre investi par la loi d’une fonction de coordination et est en charge de publier les résultats de ses évaluations épidémiologiques des maladies infectieuses.3

Un certain nombre de mesures prises à partir du 10 mars 2020 ont conduit au « shutdown » : la fermetures des frontières (à l’exception de celle avec les Pays-Bas), la fermeture des crèches, des jardins d’enfants, des écoles4 (avec maintien d’un service de garde d’urgence) et des universités, la fermeture des magasins5 (à l’exception entre autres des magasins d’alimentation), des restaurants et des lieux publics ainsi que la mise en place de restrictions de sortie plus ou moins strictes dans les différents Länder (entre autres interdiction de quitter son domicile sans « raison pertinente » ou sorties autorisées avec une seule personne n’appartenant pas au même ménage.)6  Les visites dans les maisons de retraite et les hôpitaux furent également interdites.7 La levée des restrictions a débuté à partir de mi-mai8 , d’abord avec l’ouverture des magasins d’une surface inférieure à 800 m² puis avec le port du masque obligatoire dans les magasins et les transports publics.

Dans un premier temps, les mesures de restrictions de contacts sociaux sont maintenues ou assouplies (par ex. la rencontre de deux familles est autorisée) et le respect de l’ensemble des règles d’hygiène et de distanciation physique en vigueur est exigé. L’action jusque-là en grande partie commune du gouvernement fédéral et des Länder a pris fin à partir du 6 mai: il a été confirmé que l’observation de l’évolution du nombre d’infections est du ressort de chaque Etat fédéré et de ses services de santé publique locaux et que les Etats fédérés sont responsables de prendre les décisions pour assouplir les mesures de restriction. Un nombre maximal de 50 nouveaux cas de contamination pour 100 000 habitants sur une période de sept jours a été fixé au-delà duquel les Etats fédérés doivent pouvoir prendre des mesures pour endiguer la propagation de l’épidémie et rétablir certaines mesures de restriction.

II. Questions de droit constitutionnel

Quelles sont les exigences du droit constitutionnel auxquelles doivent satisfaire les mesures prises par l’Etat dans le cadre de la pandémie du Covid-19 ? Du point de vue du droit constitutionnel les mesures de restriction de sorties et la fermeture des commerces ou l’assouplissement de ces mesures pose principalement trois questions fondamentales :

  1. Le législateur fédéral, le Bundestag, a-t-il procédé à une délégation de trop larges compétences aux gouvernements/ à l’exécutif (ministères fédéraux et gouvernements et ministères des Länder) ?
  2. Comment doit-on apprécier les restrictions des droits fondamentaux et des droits de l’homme ? Impliquent-elles une protection « prioritaire » du droit à la santé et du droit à la vie, fréquemment évoquée ?
  3. Les mesures restreignant les droits fondamentaux répondent/ répondaient-elles aux exigences de proportionnalité?

1. Délégation à l’exécutif

L’importance du parlement est un des fondements de la démocratie. Ceci se traduit dans le concept de la réserve parlementaire et la « théorie du caractère substantiel » développée par la cour constitutionnelle fédérale (CCF) dans le cadre de sa jurisprudence constante : selon cette idée, le législateur doit prendre lui-même toutes les « décisions essentielles », notamment celles ayant trait aux libertés et au principe d’égalité des citoyens.9 Ceci a un impact sur le pouvoir exécutif/ l’administration : car la réserve signifie que l’exécutif n’est pas habilité à décider des questions « essentielles » mais que celles-ci doivent être du ressort du législateur. En même temps, l’art. 80 al. 1 de la Loi fondamentale (LF) donne au législateur le droit d’autoriser le gouvernement fédéral et les gouvernements des Länder à édicter des règlements, à savoir des règles juridiques de rang inférieur aux lois. Pour ce faire il est tenu de déterminer le contenu, le but et l’étendu de l’autorisation accordée (art. 80 al. 1 ph. 2 LF).

Dans le contexte de la crise sanitaire du Covid-19 c’est surtout l’art. 5 de la loi sur la protection contre les infections (IfSG), modifiée en dernier lieu le 27/03/2020, qui joue un rôle déterminant. La compatibilité de cette disposition avec l’art. 80 al. 1 LF est plus que douteuse au regard du droit constitutionnel, voir même « fortement problématique »10 selon le service scientifique du Bundestag. L’art. 5 IfSG confère au ministère fédéral de la santé de très larges compétences pour édicter des règlements tout en dérogeant aux lois du parlement (par ex. la loi sur les pharmacies, la loi sur les médicaments, la loi sur les stupéfiants).11 Ceci pourrait constituer une dérogation inadmissible à la réserve parlementaire. De telles dérogations ne sont admissibles que de façon très limitée afin de prévenir toute redistribution des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif. L’art. 80 al. 1 LF a notamment pour but de garantir que le parlement reste détenteur du pouvoir législatif et que le pouvoir de légiférer ne soit pas délégué à l’exécutif.12

La jurisprudence constitutionnelle exige de ce fait que le fondement juridique de l’autorisation mentionne le destinataire de l’autorisation, qu’il soit suffisamment précis, que les restrictions soient prévisibles pour les citoyens et que l’on puisse reconnaître clairement ce qui doit être réglementé.13 En vertu de l’art. 5 al. 2 n° 3 IfSG il est possible d’adopter des règlements qui constituent des exceptions aux dispositions de ladite loi afin de « maintenir les processus du système de santé ». Le texte ne précise toutefois pas les dispositions auxquelles il peut être dérogé. Le respect aussi bien de l’exigence de précision que de l’exigence de prévisibilité n’est donc pas certain. Etant donné que l’article n’offre que très peu d’indications concrètes, il semble conférer, en tant que norme d’habilitation, des pouvoirs trop élargis et semble être incompatible avec l’art. 80 al. 1 ph. 2 LF.14

On pourrait argumenter en faveur de cette délégation de compétences très étendues en invoquant la grande complexité de la situation de pandémie et son évolution rapide. Les compétences conférées à l’exécutif sont en outre limitées jusqu’au 31/03/2021 (art. 5 al. 4 IfSG).Toutefois, à mesure que l’intensité des atteintes aux droits fondamentaux s’accentue, les exigences en termes de concrétisation de la loi redoublent. De ce fait, les réserves quant à la constitutionnalité persistent. L’art. 5 al. 2 n° 4IfSG restreint par contre davantage les dispositions auxquelles il peut être dérogé en les limitant à certaines thématiques spécifiques. Un certain nombre de dérogations à certaines lois du parlement, tels que la loi sur les stupéfiants, une loi assortie de peines, sont toutefois autorisées comme mentionné plus haut. L’art. 5 al. 2 n° 8 IfSG autorise lui aussi des exceptions aux dispositions régissant les soins dans les établissements de soins ambulatoires et stationnaires « par dérogation aux exigences légales existantes » et au Livre XI du code social.

Cette délégation au pouvoir exécutif est très discutable au regard du droit fondamental à la santé (art. 2 al. 2 ph. 1 LF) qui est concerné dans ce cas. D’une façon générale il faut d’ailleurs aussi tenir compte du cadre fédéral. L’IfSG prévoit des règlements qui requièrent majoritairement l’approbation du Bundesrat, mais aussi d’autres qui ne la requièrent pas. Conformément à l’art. 80 al. 2 LF, l’approbation du Bundesrat est requise pour les lois dont les Länder assurent l’exécution par délégation de la Fédération ou à titre de compétence propre. Le simple législateur ne peut pas déroger à cette exigence et de ce fait les dispositions correspondantes de l’IfSG qui prévoient des règlements sans la participation du Bundesrat sont particulièrement inquiétantes, un avis partagé également par le service scientifique du Bundestag.15

2. Restrictions des droits fondamentaux et des droits de l’homme et l’importance des droits fondamentaux à la vie et à la santé

Au sujet de la question de savoir comment apprécier les atteintes portées aux droits fondamentaux et aux droits de l’homme, il y a lieu de signaler tout d’abord que les mesures pour lutter contre le Covid-19, adoptées par voie de règlement par les Länder et présentées succinctement dans le chapitre 1, étaient et sont encore des actions de l’exécutif qui concernent et concernaient une multitude de droits fondamentaux et de droits de l’homme. L’art. 32 de l’IfSG dresse la liste suivante des droits fondamentaux pouvant être restreints : la liberté de la personne (art. 2 al. 2 ph. 2 LF), la liberté de circulation et d’établissement (art. 11 al. 1 LF), la liberté de réunion (art. 8 LF), l’inviolabilité du domicile (art. 13 al. 1 LF) et le secret de la correspondance et de la poste (art. 10 LF). Les mesures anti-coronavirus affectent également : la liberté de profession (art. 12 LF), la liberté religieuse (art. 4 al. 1,2 LF), le droit au libre épanouissement de la personnalité (art. 2 al. 1 LF) et le principe d’égalité (art. 3 LF). De ce fait la question du respect de l’obligation de citation (art. 19 al. 1 ph. 2 LF) dans l’IfSG est également posée (sauf concernant l’art. 2 al. 1 LF).

Les mesures décrites ci-dessus ont porté, à des degrés différents, atteinte à ces droits fondamentaux. Il convient de préciser avant toute chose que la LF ne prévoit aucune possibilité – ne serait-ce que pour une période limitée – de suspendre d’une manière générale les droits fondamentaux, même pas dans le cas d’une attaque militaire/ guerre ou d’une attaque terroriste. Contrairement à d’autres constitutions16 et pour des raisons historiques la LF ne connaît délibérément pas une clause d’état d’urgence qui permettrait de suspendre les droits fondamentaux même dans un tel état d’urgence.17

L’Etat a justifié l’ensemble des mesures de lutte anti-coronavirus par le droit « prioritaire » à la santé et le droit à la vie. C’est une sorte de protection « absolue » et « primordiale » du droit à la santé et du droit à la vie18 qui a été évoquée la plupart du temps. Il est vrai que la protection de la santé et de la vie vaut pour chaque vie humaine et la jurisprudence de la CCF ne permet pas de mettre en balance une vie (née) contre une autre.19 Par ailleurs il est également vrai que la santé et la vie constituent des droits fondamentaux d’importance primordiale dont la protection autorise et oblige même l’Etat à mettre en place des mesures de prévention de dangers. Toute atteinte portée aux droits d’autrui en vertu de l’obligation de protection qui incombe à l’Etat doit toutefois respecter le principe de proportionnalité 20; selon la jurisprudence de la CCF le droit à la vie constitue en outre une valeur suprême21 en tant que droit de défense contre l’Etat sans qu’il lui soit pour autant toujours donné la priorité.22 La protection de la vie et de la santé ne constituent donc pas de « super droits fondamentaux »23 . Les droits fondamentaux et les droits de l’homme consacrés par la LF ne sont pas hiérarchisés mais sont de principe des droits de même rang. Ce n’est que suite aux déclarations du président du Bundestag, M. Wolfgang Schäuble24 à ce sujet que cet aspect a au moins été discuté dans le débat public.

3. La proportionnalité des restrictions aux droits fondamentaux

Dans le contexte de la protection des droits fondamentaux c’est finalement surtout la question de la proportionnalité de ces mesures qui se pose. Ce principe de proportionnalité qui fait partie intégrante de l’idée d’Etat de droit (art. 20 al. 3 LF) signifie que l’intervention de l’Etat de droit doit être pondérée et que celui-ci ne peut porter atteinte aux droits des citoyens que dans la mesure de ce qui est strictement nécessaire. Toute action de l’Etat doit être examinée sous ce filtre de la proportionnalité. La proportionnalité décrit un rapport entre la fin et les moyens. L’Etat doit poursuivre un but légitime, son intervention doit être appropriée pour atteindre le résultat escompté, elle doit en outre être nécessaire, c’est-à-dire que parmi plusieurs moyens de même effet il faut choisir celui qui porte le moins atteinte à l’individu (moyen le plus doux) et l’intervention de l’Etat dans son ensemble doit être appropriée c’est-à-dire qu’elle ne doit pas causer au citoyen un désavantage manifestement disproportionné comparé au but recherché; à cet effet, il faut opérer une pondération exhaustive des biens juridiques.

A l’exception du but légitime qui découle de la protection de la santé et de la vie, des questions de proportionnalité se posent au sujet du caractère approprié, nécessaire (le moyen plus doux) et adéquat des mesures prises pour lutter contre le coronavirus. Elles pourraient porter sur le fait de savoir si des restrictions locales, la reconstitution des chaînes de transmission ou la multiplication de la capacité de test n’auraient pas constitué ou ne constituent pas des moyens alternatifs et en même temps plus doux. Compte tenu du fait que la situation épidémique, les chiffres et les situations de départ évoluent et changent en permanence, les appréciations sur les différents points peuvent évoluer et varier en fonction du temps. Dans ce qui suit, nous verrons que ceci s’est traduit clairement dans les décisions rendues par la jurisprudence.

III. Jurisprudence administrative et constitutionnelle rendue entre avril et mai 2020 au sujet des mesures de lutte contre le Covid-19 (récapitulatif)

Plusieurs tribunaux administratifs supérieurs (OVG), cours constitutionnelles des Länder et la CCF ont rendu des décisions sur les mesures de lutte contre le Covid-19. Il s’agissait généralement de procédures dans le cadre de mesures d’urgence de protection des droits et la plupart du temps d’ordonnances de référé dans le cadre de la procédure de contrôle abstrait des normes (procédures contre des règlements édictés par les Länder 25) et de mesures d’urgence de protection des droits constitutionnels dans le contexte de recours constitutionnels.26 Il ressort des décisions rendues que dans les procédures introduites entre début et mi-avril, les requêtes n’ont pas abouti et que les mesures prises par l’Etat ont été jugées justifiées et surtout aussi proportionnelles. Pour prévenir les dangers, une large marge d’appréciation fut reconnue aux autorités de l’Etat et le fait d’invoquer la protection de la santé et de la vie, des droits de premier rang, a été jugé licite.

Ainsi par exemple27 le tribunal administratif supérieur (OVG) de Greifswald28 a décidé que les atteintes aux droits fondamentaux étaient justifiées en vertu de l’obligation de protéger la santé de la population et de ce fait les droits fondamentaux d’autrui et que la probabilité particulièrement élevée qu’un dommage grave survienne était décisive pour l’examen de proportionnalité. Dans une deuxième décision, l’OVG de Greifswald29 a par ailleurs décidé que l’interdiction d’entrée sur le territoire en vertu de l’IfSG ne portait pas atteinte au droit fondamental de libre circulation selon l’art. 11 al. 1 LF. Début avril, la CCF a rejeté une requête contre le règlement bavarois sur les restrictions de sortie tout en admettant « être consciente que les mesures prises pour endiguer la propagation de la pandémie du Covid-19 limitent considérablement les droits fondamentaux des personnes séjournant en Bavière».30

A partir de fin avril et jusqu’à la mi-mai on observe toutefois un changement d’optique et les requérants obtiennent de plus en plus souvent gain de cause: le tribunal administratif supérieur (VGH) de Munich31 a constaté que le règlement bavarois de lutte contre la pandémie due au coronavirus violait l’art. 3 al. 1 LF en raison du traitement inégal réservé aux magasins dans le cadre des mesures d’assouplissement. Le VGH de Kassel32 a, pour sa part, exigé que les dispositions visant à limiter la propagation de la pandémie due au coronavirus soient appliquées au regard de la liberté de réunion de façon à ce que le droit fondamental inscrit à l’art. 8 LF ne soit pas restreint jusqu’à l’insignifiance. Il a constaté qu’en dépit des mesures de lutte contre le coronavirus, et conformément à l’art. 8 LF, le requérant était habilité à choisir le lieu de la réunion ce qui a obligé la ville à modifier les règles édictées.

La cour constitutionnelle de la Sarre33 a, pour sa part, suspendu partiellement les restrictions de sortie sarroises; elle a jugé que le droit fondamental de liberté de la personne (art. 3 al. 1 de la Constitution de la Sarre) était restreint « de manière disproportionnée » par le règlement sarrois qui exige une « raison pertinente » pour pouvoir quitter son domicile. Elle a souligné que plus la durée était longue, plus les exigences devaient être élevées en ce qui concerne leur justification. En rédigeant les mesures, le gouvernement sarrois a pris en considération, lors de sa mise en balance, la situation particulière de la Sarre due à sa frontière avec la France, pays particulièrement touché par la maladie du Covid 19, tout comme le nombre élevé de cas d’infections en Sarre même. La cour constitutionnelle a précisé qu’à part la Bavière aucun autre Etat fédéré n’avait édicté des restrictions de sortie comparables mais uniquement des interdictions de contact sans que le nombre d’infections et de morts n’y soit supérieur. La cour estime donc qu’il n’y a aucune raison de prolonger l’application de la mesure sarroise. La perte du droit fondamental constitue par contre selon elle un dommage irrémédiable qui ne pourra plus être compensé.

Le 10 avril la CCF a pour sa part encore jugé34 que l’interdiction des offices religieux adoptée en Hesse devait, certes, être considérée comme « une atteinte particulièrement grave » à la liberté de croyance qui requiert en permanence un contrôle de proportionnalité stricte à la lumière de l’évolution de la situation sanitaire mais qu’elle était justifiée. Le 29 avril35 par contre elle a exigé l’ouverture provisoire de la possibilité d’autoriser des exceptions à l’interdiction des cultes dans les églises, les mosquées et les synagogues. Au vu du protocole d’hygiène présenté par une mosquée et en tenant compte du mois de ramadan, les juges constitutionnels ont jugé raisonnable de permettre, dans des cas individuels, une évaluation positive des risques épidémiologiques concrets dans la mosquée (par exemple par la distanciation physique et l’absence de chants dans les mosquées).

Dans le cadre d’un recours juridictionnel en référé, l’OVG de Lüneburg a toutefois considéré début mai36 l’ingérence dans la liberté générale d’agir (art. 2 al. 1 LF) résultant du port obligatoire du masque dans les commerces et les transports publics comme une atteinte de moindre importance aux droits fondamentaux. Elle a rejeté la demande de suspension de la disposition tout en admettant qu’il n’était pas facile d’établir le caractère approprié, nécessaire et adéquat de cette mesure de protection.

Le 12 mai37 l’OVG de Lüneburg a suspendu, dans une autre décision, l’obligation générale de mise en quarantaine pour les personnes rentrant de l’étranger sur le territoire allemand. Le requérant en question était un Allemand de retour en Basse-Saxe après un séjour dans sa maison de vacances en Suède. Les juges de l’OVG ont, entre autres, déclaré que le fondement juridique nécessaire pour autoriser à édicter une telle mesure faisait déjà défaut et ont reconnu la violation de « la liberté » des personnes placées en quarantaine.38 Suite à ce jugement, plusieurs Etats fédérés ont déclaré vouloir abolir l’obligation générale de mise en quarantaine pour les voyageurs de retour en Allemagne.39

Le VGH du Bade-Wurtemberg a par contre rejeté le 11 mai une requête en référé d’un père de famille contre la garde d’urgence proposée dans les crèches dans le contexte de la crise sanitaire du Covid-19 – la cour a estimé que les droits fondamentaux de la liberté de profession (art. 12 al. 1 LF), la liberté générale d’agir (art. 2 al. 1 LF) et la protection de la famille (art. 6 al. 1 LF) n’ont pas été violés et a jugé prioritaire la protection de la santé.40 Le 12 mai la CCF a refusé l’admission de deux recours constitutionnels pour décision qui sont révélateurs du dilemme posé par les mesures anti-coronavirus et leur assouplissement : un requérant de 65 ans a cherché à obliger la Fédération et les Länder à annuler l’assouplissement des mesures anti-coronavirus mises en place par l’Etat. Faisant partie d’un groupe à risque en raison de son âge, l’assouplissement intervient, selon lui, trop tôt même de l’avis d’études scientifiques et menace son droit à la vie et à l’intégrité physique (art. 2 al. 2 ph. 1 LF).

Les juges de la CCF estimaient son recours constitutionnel insuffisamment fondé 41; il ne tiendrait notamment pas suffisamment compte de la marge de manœuvre dont bénéficie l’Etat pour remplir ses obligations de protection des droits fondamentaux. A l’inverse la cour a également refusé d’admettre pour décision un recours constitutionnel d’un homme plus jeune qui exigeait un assouplissement plus important des restrictions imposées par le décret bavarois relatif aux mesures de protection contre les infections pour les personnes de moins de 60 ans 42. Pour la cour l’Etat est autorisé à adopter des dispositions législatives qui imposent certaines restrictions des libertés aux personnes qui sont probablement en meilleure santé et moins vulnérables dans la mesure où ceci permet de garantir à des personnes plus vulnérables un certain niveau de participation sociale et de liberté et leur évite de devoir se retirer pour une période prolongée de la vie sociale.

Selon l’avis de la cour, les droits fondamentaux laissent une marge de manœuvre pour la mise en balance des droits fondamentaux en conflit. Cette marge de manœuvre peut diminuer au fil du temps – par exemple dans le cas de dégradations particulièrement graves des droits fondamentaux ou en fonction d’une possible évolution des connaissances scientifiques sur les risques et d’autres moyens pour limiter la propagation. L’assouplissement des restrictions décidé par les pouvoirs public a ainsi été confirmé – mi-mai - par la plus haute juridiction à Karlsruhe.

IV. Conclusion

Il y a lieu de noter que l’appréciation des tribunaux a changé au fil de l’évolution de la situation épidémique. Le succès des requêtes dépendait en grande partie du moment auquel la procédure avait lieu. Avec l’assouplissement des restrictions l’aspect de l’égalité occupe une place plus importante de même que la thématique de la proportionnalité des atteintes aux droits fondamentaux dont les juges estiment - à partir du mois d’avril et contrairement à la jurisprudence de la période ayant précédé l’assouplissement – qu’elle n’est plus respectée. Cependant les requêtes en référé contre le port obligatoire du masque ou la garde d’urgence dans les crèches ainsi que les recours constitutionnels visant à empêcher l’assouplissement des restrictions ou à l’inverse à l’accélérer ont jusqu’ici échoué même à partir de mai.

D’autre part il convient de souligner que c’est grâce aux procédures et donc aux requérants et aux tribunaux que certaines restrictions ont été supprimées : notamment les restrictions de sortie en Sarre et l’interdiction générale du culte dans les églises, mosquées et synagogues en raison de l’épidémie du Covid-19. Ceci illustre à quel point il est important que les citoyens saisissent la justice et qu’un Etat de droit démocratique soit doté d’une justice indépendante. Ceci inclut aussi le rejet de certaines requêtes ce qui ressort notamment des décisions de la CCF contre ou en faveur de l’assouplissement. Selon l’association des magistrats allemands environ 1000 requêtes en référé en rapport avec les mesures anti-Covid-19 seraient en instance devant les tribunaux depuis début mai.43 Les tribunaux auront donc à l’avenir encore l’occasion d’exiger et d’honorer le respect de la réserve parlementaire, la protection des droits fondamentaux et des droits de l’homme et le respect du principe de proportionnalité. C’est ce qu’exige le droit constitutionnel.

1 L’analyse portera sur les décisions prises entre le 01/04 et le 15/05/20.
2 Concernant l’évolution de la situation, voir par exemple  (dernière consultation des sources Internet le 15/05/20).
3 Art. 4 de la loi sur la protection contre les infections (IfSG), modifiée en dernier lieu par la loi sur la protection de la population en cas de situation épidémique de portée nationale du 27/03/2020, Journal officiel de la République fédérale d’Allemagne I, p.578. Voire aussi la deuxième loi sur la protection de la population en cas de situation épidémique de portée nationale du 14/05/2020, voir, qui doit entrer en vigueur à la mi-juin et qui n’a pas été prise en compte dans ce compte-rendu.
4 https://www.tagesschau.de/inland/corona-schulschliessungen-101.html.
5 https://www.zeit.de/politik/deutschland/20-03/coronavirus-bund-und-laender-vereinbaren-schliessung-von-geschaeften.
6 https://www.tagesschau.de/inland/kontaktverbot-coronavirus-103.html.
7 https://www.tagesschau.de/faktenfinder/hintergrund/corona-chronik-pandemie-103.html.
8 https://www.bundesgesundheitsministerium.de/coronavirus/chronik-coronavirus.html.
9 Recueil des décisions de la cour constitutionnelle fédérale (CCF), BVerfGE 108, p. 282 et suiv. (Foulard).
10 Service scientifique du Bundestag allemand, WD 3 – 3000 - 080/20 du 02/04/20, p. 4 et suiv. (6).
11 Gärditz/Meinel, FAZ du 26/03/20, p. 6; Kingreen, SZ du26/03/20, p. 6; cf. contra Schoch.

12 BVerfGE 78, 249 (272).
13 Pour plus de détails Pieroth dansJarass/id., GG-Kommentar, [Commentaire de la LF], 15e édition 2018, art. 80 numéro en marge 13 avec d’autres réf.
14 Voir également sur ce point et ce qui suit : Service scientifique du Bundestag allemand, cf. supra note 10, p. 5 et suiv..; Rixen, NJW 2020, 1097 et suiv.(1102 f.); Meßling, NZS 2020, 321 et suiv. (323 suiv.).
15 Voir cf. supra note 10, p. 9.
16 Par exemple l’art. 80 de la constitution tunisienne du 26/01/2014, qui stipule que le Président de la République peut prendre « les mesures qu’impose l’état d’exception », Voir également sur ce point Wittinger, Die Bedeutung der Verfassung für Staaten und für die Entwicklung von Staaten: das Beispiel der Verfassung Tunesiens, UBl 2016, 321 (322).
17 Sur ce point art. 115a et suiv. LF (état de défense) ; l’art. 115c al. 2 LF admet uniquement des dérogations en matière d’indemnisation pour expropriation (art. 14 LF) et en matière de durée d’une mesure de privation de liberté (art. 104 al. 2 ph. 3 et al. 3 LF). Cf. contra art. 48 de la constitution de Weimar du 11/08/1919.
18 Voir sur ce point par exemple: Conférence de presse de la chancelière Merkel du 06/04/20 sous (« santé …toujours prioritaire »); Interview avec le ministre-président Kretschmann dans le Badisches Tagblatt du 9/4/20.
19 BVerfGE 115, 118 (153 et suiv.) (Loi sur la sécurité aérienne).
20 Pour plus de détails Jarass dans id. Pieroth GG-Kommentar, [Commentaire de la LF], 15e édition 2018, art. 2 numéro en marge 96 avec d’autres réf.
21 BVerfGE 49, 24 (53).
22 BVerfGE 88, 203 (254) (Interruption de grossesse).
23 Voir également Schoch, supra note 11.
24 https://www.tagesspiegel.de/politik/bundestagspraesident-zur-coro...-will-dem-schutz-des-lebens-nicht-alles-unterordnen/25770466.html, p.2.

25 Voir par ex. art. 4AGVwGO [loi d’exécution de la loi sur la juridiction administrative] du Bade-Wurtemberg en conjonction avec l’art. 47 al. 6 VwGO [loi sur la juridiction administrative].
26 Art. 32 BVerfGG [loi relative à la CCF].
27 Pour d’autres décisions de droit public voir COVuR 2020, 35 et suiv.
28 Décision du 08/04/20- 2 KM 236/20 (juris).
29 Décision du 09/04/20 - 2KM 293/20 (juris).
30 Ordonnance de référé du 07/04/20 - 1 BvR 755/20, COVuR 2020, 31 numéro en marge 9.
31 Décision du 27/04/20- NE 20.793 (juris). NdT : Dans les Etats fédérés de Bavière, de Hesse et du Bade-Wurtemberg le terme Verwaltungsgerichtshof (VGH) désigne le tribunal administratif supérieur.
32 Décision du 17/04/20- 2 B 1031/20 (juris).
33 Décision du 28/04/20 -Lv 7/20 (juris).
34 Décision du 10/04/20 - 1 BvQ 28/20, disponible sur www.bundesverfassungsgericht.de.
35 Décision du 29/04/20 - 1 BvQ 44/20, disponible ibid.
36 Décision du 05/05/20 - 13 MN 119/20 (juris).

37 Décision du 12/05/20 - 13 MN 143/20 (juris).
38 https://oberverwaltungsgericht.niedersachsen.de/aktuelles/presseinformationen/13-senat-setzt-grundsatzliche-quarantanepflicht-fur-aus-dem-ausland-einreisende-ausser-vollzug-188236.html.
39 https://www.tagesschau.de/inland/quarantaene-coronavirus-101.html.
40 VGH B-W [tribunal administratifsuprême du Bade-Wurtemberg], décision du 11/05/20 – 1 S 1216/20 (juris).
41 BVerfG [CCF] décision du 12/05/20 - 1 BvR 1027/20, disponible sur supra note 34.
42 BVerfG décision du 13/05/20 - 1 BvR 1021/20, disponible sur ibid.
43 Interview avec le président de l’Association des magistrats allemands du mit 08/05/20.